LA LISIÈRE

"Le Rêveur de la forêt", sept 19 - fév 20, musée Zadkine, Paris, photo R. Chipault

Espace de liberté pour les uns, d’ensauvagement pour d’autres, « la lisière » de la forêt représente l’une des frontières du « monde civilisé ». Au-delà l’humain peinerait à définir ses limites, si l’on en croit l’inquiétante percée au Coeur des ténèbres de l’écrivain Joseph Conrad (1899) ou la « zone » interdite filmée dans Stalker, l’une des oeuvres majeures du cinéaste Andreï Tarkovski (1979). Pourtant cette forêt est parfois perçue, dans un renversement, comme le dernier refuge de l’humain, face à une civilisation devenue sauvage : c’est ainsi qu’elle abrite ceux qui défient ses lois, sans espoir de retour, Notre vie dans les forêts de Marie Darrieussecq (2017).

Frontière physique naturelle ou artificielle, et mentale, l’orée des bois est un seuil, un passage initiatique que les artistes, au tournant du symbolisme puis à l’aube de la modernité, ne cessent de franchir, en quête de renouveau. Ces incursions à la croisée des civilisations – des lieux et des temps – vont bientôt bousculer et révolutionner en profondeur les productions artistiques occidentales, de Paul Gauguin à André Derain pour l’Enchanteur pourrissant d’Apollinaire (1909).
Les primitivismes ici croisent leurs influences: formes brutes et expressives des arts dits premiers, découverts par les artistes au musée ethnographique du Trocadéro ou lors de leurs voyages ; mais aussi formes révolues de la culture européenne, romanes ou préromanes notamment.

Avec Nu aux bras levés et Buste de femme (Fernande), Pablo Picasso, incontestablement influencé par Gauguin, par les arts extra-occidentaux et par la force des formes archaïques qu’il découvre à Gosol où il réalise ces sculptures à l’été 1906, cherche à atteindre une représentation, une expression primitive du corps, émancipée du savoir-faire comme des codes traditionnels. Mais c’est aussi au bois lui-même, à sa propre logique de croissance à laquelle il se fie, qu’il doit ces figures frustes, comme nées sans dessin préconçu.
Zadkine, lui-même, se trouve à la jonction de ces primitivismes, des Vendanges à sa forêt de bois aux courbes féminines. Pour lui, comme pour bien d’autres artistes modernes, dont la Russe Natalia Gontcharova, la forêt est bien un modèle, un réservoir d’innocence, de mystère et de mythes, d’une infinie puissance de (re)génération.

Plus loin dans le siècle, mais toujours à la lisière se situent également La Forêt d’Alberto Giacometti,ramenant la silhouette humaine à son noyau primordial, son être arbre, et les raccourcis d’un art brut fusionnant visages humains et troncs totémiques. L’empreinte humaine récurrente finit par disparaître tout à fait du paysage au profit des Matériologies sylvestres de Jean Dubuffet.

En vis-à-vis de ces expérimentations,l ’oeuvre vidéo Les yeux ronds d’Ariane Michel montre Paris depuis un regard animal. Elle rappelle ainsi la survivance d’une nature brute, mais surtout la possibilité d’un basculement : à ce lieu d’interface qu’est la lisière, qui regarde, et qui est regardé ? Où est le sauvage, et où est la civilisation?

Cette dernière question se pose avec acuité, comme dans le roman de Marie Darieussecq, ou en observant les photographies d’Estefania Peñafiel Loaiza Un air d’accueil : l’homme est-il mieux protégé parmi les siens ou dans la forêt? Ces artistes contemporaines nous avertissent de la menace qui pèse sur les lisières, ces zones qui sont à la fois des frontières et des points de passage entre la civilisation et la forêt, et la nécessité de les maintenir ou de les restaurer.

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